Au cours de ma première tournée, à la fin de ma première journée de travail et de gastronomie combinés, je me retire dans la chambre qui m'était réservée. Dans un angle d'une pièce mesurant au moins six mètres sur cinq, je trouve mon lit : un entassement de tapis de haute laine et de coussins multicolores. La porte se ferme. Il est plus de minuit et je m'endors malgré tout le thé ingurgité dans la journée. Je me réveille deux heures plus tard ! Ma vessie manifeste à sa façon son sentiment à l'égard du thé à la menthe.


Dans l'obscurité, je me lève. Un "quinquet" à carbure éclaire à peine la pièce d'une lueur rougeâtre et vacillante. Et quand j'ouvre ma porte dans cette lumière un peu fantomatique et dansante, j'entrevois une forme blanche sur le seuil, appuyée au chambranle. J'hésite un instant puis, forçant nom courage, je passe. Le fantôme ne bouge pas. Je sors et me libère d'une partie du thé avalé. Je rentre. Mon fantôme ne bouge pas davantage : je me recouche, mais le sommeil tarde à venir. Est-ce l'effet du thé ou la pensée du fantôme qui m'attend ? Je me persuade de la culpabilité du thé... et une heure plus tard je me relève sans avoir pu fermer l'oeil. Ma vessie va me servir de prétexte pour sortir... et je retrouve mon fantôme, toujours adossé au chambranle, toujours aussi impassible. Je rentre et, vaincu par la fatigue, je m'endors.


Le soleil est à peine levé que mon infirmier vient me tirer du sommeil. Déjà ? Toilette rapide, préparatifs interrompus par l'arrivée d'un malade retardataire et nous reprenons la piste.


Profitant de l'intimité de la cabine du camion, je pose alors à Mohamed la question que je retiens depuis des heures : "Que signifie ce gardien à ma porte pendant toute la nuit ? Je n'ai l'intention ni de voler quoi que ce soit, ni de violer une des femmes du caïd ! "


Sa réponse me stupéfie dans sa simplicité : "Ce n'est pas un gardien, Si Toubib ! Il est à ton service ! Et si tu avais soif pendant la nuit, qui d'autre te donnerait à boire ?"


Mon fantôme était donc tout bonnement un des serviteurs du caïd, sans doute changé à intervalles fixes, chargé de répondre à tout appel de ma part.


Alors, les jours suivants, au gré des débordements de ma vessie surmenée, j'ai retrouvé chaque nuit mes fantômes fidèles... et souvent je leur ai dit quelques mots ou offert une cigarette... et mes insomnies ont disparu.


Ces tournées, en toute saison, étaient de véritables épreuves d'endurance... digestive en particulier. Et de retour au centre, je m'imposais en général une diète presque complète pendant quarante-huit heures, mais absolue en ce qui concernait le thé à la menthe dont je me sentais parfois tellement saturé que j'en arrivais à promettre un ou deux jours de congé à Mohamed s'il parvenait à nous en dispenser. Il n'a guère profité de ma générosité, mon brave infirmier... Toute sa diplomatie a le plus souvent échoué devant les usages !


Mais ces déplacements étaient souvent émaillés d'aventures curieuses et parfois très amusantes.


En été, je m'arrangeais toujours pour que la tournée s'arrête au moins une fois chez le caïd Abdelkader : son cuisinier préparait parfaitement bien certains plats, en particulier le Gaschouch (1) et, surtout, son jardin recelait un trésor inestimable !


Au fond de ce jardin, une sorte de tunnel en pente douce menait à une grotte profonde et fraîche où nous déjeunions pendant que le soleil brûlait le "bled" et où nous faisions la sieste en attendant que le soleil baisse un peu sur l'horizon pour continuer notre route.


Et un jour, un peu avant d'arriver à Reggane, nous nous arrêtons à Tilouline... et nous n'y trouvons personne ! Quelques poules picorent de ci, de là. Une chèvre détachée passe. Et nous finissons par trouver une vieille aveugle accroupie à l'ombre, au pied d'un mur.


"Tout le monde est au jardin ! Nous avons les sauterelles ! "


Mohamed et moi avançons un peu vers la petite palmeraie. Personne ne vient à notre rencontre ! Tous les habitants, petits et grands, jeunes et vieux, ramassent à pleines mains les sauterelles qui recouvrent complètement les palmes qui ploient sous cette charge anormale.


Faute de patients, nous nous mettons donc au travail et nous récoltons nos sauterelles à pleins sacs.


Et le soir, chez le caïd, la conversation porte uniquement sur ce fléau. On nous félicite d'avoir participé à la lutte... et on nous en sert, en guise de "zakouskis" avec l'inévitable thé à la menthe, un magnifique plat de sauterelles frites, relevées d'une sauce fort épicée.

 


(1) Poitrine de mouton grillée sur la braise.