L'EXODE

 

Le référendum est passé par là ! L'Algérie goûtera les joies de l'indépendance au 1er juillet 1962. Finis les espoirs de cohabitation, envolées les promesses garantissant l'intégrité des personnes et des biens ! Il va falloir partir... vite, alors que le port d'Oran flambe, que les attentats se multiplient : OAS ou FLN(1)? Personne n'y retrouve plus les siens.


La journée du 21 juin fut entièrement consacrée à ce départ en catastrophe. J'ai obtenu un visa de transit des autorités marocaines. J'ai consulté le consulat marocain à Colomb-Béchar. Tout est en ordre.


Le 22 juin, de bonne heure, je prends donc la route ou plutôt la piste de Bou-Arfa, au Maroc, avec ma fille aînée, Martine. Quelques instants d'émotion quand nous franchissons la frontière, après avoir aperçu le monument élevé à la mémoire du maréchal Leclerc (2). Nous fonçons sur le sable et tout à coup, nous voici devant une sorte de tranchée, creusée sans doute par une crue d'oued après un orage. Je cherche un passage : une Panhard n'a pas une garde au sol très importante et il faut donc louvoyer. Ca y est ! Je m'engage de biais à un endroit où la tranchée me paraît moins franche. J'accélère, la voiture descend... et remonte de l'autre côté, dans la foulée. Puis, au dernier moment, les roues avant creusent dans le sable. La voiture s'immobilise presque et redescend doucement vers le fond de ce fameux trou. Impossible d'avancer, ou de reculer : le tuyau d'échappement s'est enfoncé dans le sable quand j'ai fait marche arrière malgré moi. Nous sommes coincés !


Examen des lieux, du véhicule qui n'a pas trop souffert... et ma fille et moi commençons à fabriquer une sorte de radier qui tiendra lieu de pont. Nous récoltons des pierres et les plaçons sous les roues que nous soulevons une à une au moyen du cric de dépannage. Peu à peu, la voiture monte, tandis que nous comblons de pierres l'espace entre les roues arrière et avant.


Le soleil s'est levé depuis longtemps et, à ce petit jeu, nous transpirons, ce qui attire les mouches qui nous harcèlent. Enfin, notre ponton prend forme. Je vérifie l'endroit d'arrivée et le consolide de quelques pierres. Je suis seul dans la voiture. Ma fille veille à l'extérieur, à l'équilibre de notre ouvrage, prête à me stopper au moindre signe de faiblesse. Mais tout va bien et je me retrouve bientôt en terrain plat, un peu mou peut-être, mais nous repartons pour rejoindre la piste de Bou-Arfa.


Nous n'avons vu personne depuis que nous sommes en territoire marocain, après avoir franchi une chicane rudimentaire à 100 kilomètres environ de Colomb Béchar. Quelques kilomètres plus loin... une silhouette. Nous ralentissons. C'est un policier marocain. Il nous rend notre salut, fort aimablement, s'enquiert de notre voyage, toujours très poli, et nous souhaite bonne route quand nous lui avons fait part de nos projets. Nous lui proposons de le conduire à Bou-Arfa, mais il refuse : des amis doivent venir le chercher et le conduire dans un douar proche.


Redémarrage en trombe... pour dix kilomètres environ, car un silex vicieux et caché dans le sable, fait éclater une de mes roues à trente kilomètres de Bou-Arfa. Changement de roue et nous repartons. Je sens alors confusément qu'il me manque quelque chose. Bilan rapide... et je m'aperçois que j'ai perdu mon alliance dans la bagarre. Pendant la construction du radier ou pendant le changement de roue ? De toute façon, il est inutile de penser à faire demi-tour : nous n'avons aucune chance de retrouver cet anneau dans le sable ou sous un caillou.


Bou-Arfa. Petit ville tranquille. J'y trouve un garage, ou plutôt l'atelier en tôle d'un "mécanicien du sud". Palabre, bien sûr... le thé sort de je ne sais où... et le spécialiste se penche sur mon pneu. Pas de pièce de rechange, il va falloir nous contenter des moyens du bord. Un emplâtre ferme la brèche de l'enveloppe et deux énormes Rustines colmatent celle de la chambre à air. La roue est remontée en prenant bien soin que les deux pièces ne soient pas du même côté, pour éviter un "balourd" trop important. Je paie largement la réparation et nous prenons la route d'Oujda via Berguent avec son poste de douane.
 


(1) OAS : Organisation de l'armée secrète. FLN : Front de libération nationale.
(2) L'avion du Maréchal Leclerc, pris dans un vent de sable, s'était écrasé en 1947 sur une petite colline en essayant d'atteindre Colomb Béchar en suivant la voie ferrée qui relie Oran à Colomb Béchar. Un monument avait par la suite été érigé sur le lieu de cet accident.