Aïcha est donc rentrée parmi les siens. Nous en sommes un peu navrés car elle faisait partie de notre univers médical, mais ravis également de notre "sauvetage". Les jours passent. Je vois arriver à la consultation quotidienne, des femmes et aussi quelques hommes des Ouled Aïcha !


Et puis, un jour, quelques semaines plus tard, le soleil couché, on frappe à ma porte. C'est El Yazid, en compagnie d'une femme que je ne connais pas : elle s'avèrera être la femme du Taleb des Ouled Aïcha!
Je n'en crois ni mes yeux, ni mes oreilles. Et pourtant on m'appelle au secours ! Cette femme est malade, cinq grossesses se sont soldées par cinq enfants morts, l'accouchement ayant, semble-t-il, eu lieu dans des conditions normales.
El Yazid m'explique alors : "Son mari voudrait que tu la soignes, puisque tu as guéri Aïcha".


Cela ressemble à la fois à un défi, à une provocation, peut-être à un acte de foi : sorcier blanc contre sorcier arabe. Je ne puis m'esquiver : c'est la guerre... ou la soumission !


Je prends mon temps (il ne compte pas au Sahara) et mes précautions. L'examen clinique, à part quelques ganglions, ne m'apporte rien. Le laboratoire vient à mon secours et le B.W. (réaction de Bordet-Wasserman, servant à la détection de la syphilis : à cette époque, avant la pénicilline, la syphilis était fréquente et cinq enfants morts-nés appelaient à tout coup ce diagnostic) me revient d'Alger (1) sous forme d'un "petit cimetière". Toutes les réactions sont positives, fortement... plusieurs croix à chaque réaction.


J'en profite pour poser mes conditions (cela ressemble un peu à une reddition sans condition d'une armée en déroute). Il faut que le père se fasse soigner de la syphilis en même temps que la mère; ce qui n'est pas évident en pays musulman, le mâle admettant difficilement d'être incriminé dans cette histoire de grossesse avortée où la femme n'est que l'instrument de la volonté d'Allah! L'acte de procréation, ils connaissent ! Mais, de là a admettre la transmission sexuelle de certaines maladies, il y avait un fossé. La blennorragie se dit "El-Berd" (le coup de froid), en référence à un mystérieux courant d'air en "pissant contre le vent". Faute d'être enceinte, la femme stérile était menacée de répudiation. Elle y échappait souvent en affirmant qu'elle était enceinte d'un "enfant endormi" (Y Reggoud), ce qui était parfaitement admis. Et cet enfant pouvait ainsi dormir dans le sein maternel pendant des mois, voire des années, ce qui d'ailleurs arrangeait le mari qui aurait dû rendre une partie de la dot en cas de répudiation. Et l'enfant s'éveillait un jour tout naturellement ou avec le concours d'un parent ou d'un ami si le sommeil de l'enfant semblait par trop se prolonger.


Je tiens bon, quitte à faire quelques concessions de détail : les deux époux viendront à l'hôpital le soir, après la coucher du soleil, incognito. Et El Yazid lui-même fera les piqûres. Je n'ai rien à y perdre et "eux" sauveront la face. J'y consens volontiers, promettant le secret le plus absolu.


Et 18 mois plus tard, juste avant mon départ d'El-Goléa, j'ai eu la joie d'entendre hurler le premier fils vivant du Taleb des Ouled Aïcha ! L'irréductible avait enfin été persuadé de l'efficacité de la médecine des incroyants ! Mais dans un dernier sursaut de sa fierté mise à mal, je n'ai pas eu le droit d'assister à cet accouchement que je n'ai appris que plusieurs jours plus tard. Ceci est tout ce qu'il y a de plus normal, car ce sont les matrones qui font les accouchements, le recours au Toubib ne se faisant qu'en cas de grosses difficultés. Il y avait eu cinq accidents antérieurs.


Je savais cependant depuis des mois que j'avais "gagné" mon pari, car j'ai vu la courbe de mes consultants monter de façon inhabituelle et, surtout, j'y a vu une multitude de visages inconnus : les Ouled Aïcha enfin libérés de la crainte de leur Taleb venaient chercher à l'hôpital les secours qu'ils n'osaient pas demander auparavant, craignant je ne sais quelles mesures punitives de la part de leur Taleb.


El-Hakim (moi!) avait eu raison du Taleb, l'ordre normal était respecté et la face sauvée (L'Hamdullah).
J'étais très fier de moi. Tous mes prédécesseurs avaient échoué dans cette tentative d'apprivoiser les farouches Ouled Aïcha, derniers "Chaamba" irréductibles dans leurs coutumes, leurs croyance et leur fierté. Ceci m'a d'ailleurs valu des marques de respect d'autres tribus d'El-Goléa qui se sentaient peut-être un peu coupables de n'avoir pas su refuser nos pratiques réputées hérétiques pour des musulmans convaincus. J'avoue d'ailleurs n'avoir jamais compris l'amalgame fait par certains esprits entre la religion et la médecine. Et après tout, n'étais-je pas d'abord médecin?

 


(1)Les examens sérologiques étaient faits à l'Institut Pasteur d'Alger. Après la prise de sang et coagulation dans le tube, il fallait prélever le plasma à la pipette, le mettre dans une ampoule stérile, la fermer au chalumeau et l'expédier à Alger par avion. Pour le retour, il fallait compter... un mois !