MON FILS

Cette année-là le Ramadan tombait en plein été et juillet nous inondait généreusement d'un soleil sans pitié.


Il devait être 14 heures et je faisais la Gheila comme tout le monde. Je m'extrayais de ma baignoire remplie le matin d'eau fraîche, pour m'allonger tout nu sur mon lit et goûter pendant quelques instants la fraîcheur procurée par l'évaporation de l'eau -- pour replonger aussitôt dans la baignoire et renouveler le stock évaporable. En gros, toutes les dix minutes je me livrais à cette petite gymnastique.


Tout à coup... on frappe à ma porte!
Je me rends rapidement présentable, la sieste se faisant le plus souvent dans le plus simple appareil et j'ouvre.


Brahim est là, très ému, tout essoufflé. Dans un mélange de français, d'arabe et de sabir (1) il m'explique que sa femme a mal au ventre.


Je m'habille tout à fait, prends ma trousse d'urgence et saute dans ma Jeep avec Brahim. Dix minutes plus tard, nous sommes à pied d'oeuvre... et moi bien ennuyé : j'ignorais encore que "Mreb bel kerch" signifiait bien "mal au ventre", mais aussi "dans les douleurs", puisque je suis devant une parturiente(2). J'ai mon sthéto, mon tensiomètre et bien d'autres choses, mais rien pour un accouchement.


Un examen rapide me montre une dilatation complète avec rupture de la poche des eaux, mais plus une seule contraction utérine... une espèce de contracture tétanique sans efficacité. Et j'apprends alors que les quatre précédentes grossesses ont été menées au même terme exact et que les quatre enfants sont morts malgré les manoeuvres des matrones locales, qui faisaient ce qu'elles pouvaient, mais pas toujours ce qu'il fallait.


Je laisse ma trousse en gage et je pars en annonçant mon retour rapide.


Quelques minutes plus tard, je suis de retour, la future mère étant toujours dans le même état spasmodique. Le coeur foetal semble normal et j'injecte une ampoule de spasmalgine (3) et j'attends. Le coeur de l'enfant paraît toujours normal à l'auscultation, mais je suis tout de même un peu inquiet. La chaleur dans le "gourbi" n'arrange rien : environ 40 degrés.


A travers la paroi abdominale de la mère je sens cependant l'utérus se détendre. J'attends, mais il refuse toute coopération, fatigué sans doute d'avoir tant lutté en vain. J'injecte alors deux unités de Post-Hypophyse (4) et j'attends encore, mais pas trop longtemps cette fois. La vie se réveille, les contractions reprennent, avec les gémissements de la mère. Et dix minutes plus tard, dans un grand cri final, j'ai dans les mains un magnifique garçon qui hurle à pleins poumons sa joie de vivre !


Le père semble ahuri. Il s'attendait sans doute à me voir pratiquer un tas de manoeuvres compliquées, voire acrobatiques ou magiques, à une sorte d'expulsion "manu militari" à l'instar des pratiques locales, où les matrones favorisent l'expulsion par des pressions manuelles, l'empilement de briques sur le ventre maternel, voire un vrai "foulage" aux pieds, telles des vignerons après les vendanges.
Brahim se précipite sur moi, m'embrasse les mains, me donne l'accolade, en un mot ne sait plus que faire pour me gêner dans ma dernière opération : la délivrance.
Enfin, tout est fini au milieu des hurlements de joie des voisins alertés, qui font chorus.


Et alors, bien que nous soyons encore très loin de l'heure où "le fil blanc se confond avec le fil noir"(5), Brahim sort les berreth  (6), les petits gâteaux, les amandes et les arachides salées, les dattes, et nous prépare le traditionnel thé à la menthe. Et nous faisons un véritable petit banquet pour fêter cette naissance "extraordinaire".
Je m'étonne de le voir ainsi "casser le carême".
Il me répond, sans aucune hésitation "Inch Allah", si Dieu lui a envoyé un fils à ce moment précis de la journée, cela constitue certainement une bénédiction plus importante que le petit péché qu'il commet en "cassant le carême", et que de toute façon il rattrapera plus tard ce jour de jeûne. Les voisins lui donnent raison et l'imitent sans vergogne.


Là-dessus je m'en vais, conscient du devoir accompli... et pourquoi pas, auréolé de cette sorte de petit miracle ! Brahim m'a regardé d'un air songeur... : "Tu viens... tu touches... tu fais la piqûre... et Allah me donne mon premier fils... Barraka Allahou Fik ! La bénédiction de Dieu soit sur toi!
Je regagne la fraîcheur de ma chambre, fourbu, transpirant, et je reprends la série de "trempettes" interrompues.
Dans les jours qui suivirent, je revis mon nouveau-né miraculeux que les parents épanouis me présentent chaque fois en me disant : "Voici ton fils".
Et pendant deux années, j'ai dû prendre régulièrement des nouvelles de "mon fils", lui apportant à chaque fois quelque menu cadeau, car il eut été parfaitement incongru d'arriver les mains vides pour voir "mon fils".
Paternité toute morale, bien sûr, j'allais dire au second degré puisque le ciel avait voulu que je sois l'intermédiaire entre Allah et la terre pour mener à bien cette délicate opération qui avait échoué par quatre fois entre d'autres mains. Pas de doute, c'était bien "mon fils". Cette paternité, évidemment, devait bien s'assortir de quelques obligations.
Et le jour où je suis parti pour un autre poste, l'enfant est venu me dire adieu, dans les bras de sa mère, accompagné de toute la famille.
Longtemps, j'ai vu sa petite main potelée me faire, de loin, ce signe des nomades, signe d'adieu, de bénédiction, conjurant le mauvais sort et écartant les "djenoun"(7) de ma route.


Le vent soulevait un léger nuage de sable. Je crois m'en souvenir... car j'avais les yeux un peu humides quand j'ai perdu de vue l'oasis, après la "Akba" (la côte) qui conduit au plateau, à la côte 7.

 


(1) Mélange de mots plus ou moins déformés, provenant de plusieurs langues plus ou moins bien perçues.
(2) Femme en train d'accoucher.
(3) Antispasmodique contenant de la morphine et de l'atropine.
(4) Extrait du lobe postérieur de la glande hypophysaire, employé pour faire reprendre les contractions de l'utérus.
(5) C'est, d'après le Coran, le moment où le jour se termine et où il est alors permis de manger pendant le mois de carême, ou Ramadan. 
(6) Nom arabe de la théière, et il en faut deux pour faire un thé correct : la première où le thé infuse et la seconde qui sert à faire le mélange. Le rite du thé est assez compliqué, mais peut se résumer ainsi : le thé, du sucre provenant d'un pain de sucre cassé avec le cul d'un verre, de la menthe et de l'eau bouillante sont placés dans la première théière, puis versés dans la seconde avant d'être reversés dans la première, et ce plusieurs fois jusqu'à ce que le mélange soit jugé bon pour être servi dans les petits verres traditionnels.
(7) Djenoun : pluriel de Djin, ou esprit, bon ou mauvais d'ailleurs.