Le Sahara, c'est du sable et des cailloux,
mais aussi du soleil, sans oublier les mouches, de sorte que les yeux y
sont soumis à de multiples agressions extérieures. Rien d'étonnant que les
ophtalmies soient alors au premier plan de la pathologie saharienne.
Et tout médecin militaire désigné pour un poste saharien devait faire un
stage spécial au service d'ophtalmologie de l'hôpital Mustapha à Alger,
qui devait nous enseigner les rudiments de cette spécialité primordiale.
Pendant trois semaines, j'ai donc, comme mes camarades, suivi les cours,
les consultations et les interventions de ce service. Et puis je suis
parti vers le sud, réputé savoir tout ce qu'il me fallait connaître sur ce
fléau des pays chauds.
Les conjonctivites, le trachome même n'ont jamais constitué de véritable
piège pendant tout mon séjour saharien et j'abordais cette activité sans
trop d'appréhension.
Il en fut tout autrement des diverses activités chirurgicales dans ce
domaine un peu particulier et difficile. Qui ne tient à sa vue comme à la
prunelle de ses yeux ?
Il y avait pourtant le trachome avec sa complication redoutable : le
trychiasis, qui retourne les paupières supérieures, entraînant les cils
vers l'oeil. Il y avait le glaucome avec sa douleur atroce, tous ces yeux
morts faute de soins. Et puis, les cataractes pourvoyeuses d'aveugles
miraculeusement guéris par le chirurgien, source d'intenses satisfactions.
Un matin du mois de mars, Brahim, le gardien de l'école à Hassi El Gara,
arrive à la consultation, conduit par un gamin.
"Je suis aveugle, Si Toubib. Il faut que tu me soignes !" Le
diagnostic est facile : cataracte bilatérale. Mais l'iris réagit à la
lumière de ma torche : la rétine fonctionne. Les yeux sont un peu rouges,
le trachome n'y est sans doute pas étranger. Un léger panus
(1) cornéen à la périphérie supérieure. Rien
de bien grave en somme, à part cette cataracte. A Mustapha j'en ai vu
opérer plusieurs et j'ai servi deux fois d'aide-opérateur. Mais ici je
suis seul.
"Tiens, voilà des gouttes pour les yeux, tu en mets trois fois par jour
et tu viendras voir la Toubib el Ainin à son prochain passage". Une
mission ophtalmologique conduite par une femme, le Dr Antoine, passait à
peu près régulièrement dans les palmeraies tous les deux ans.
Brahim se rebiffe : "Ah non, elle est passée l'an dernier. Il me faut
donc attendre un an, ce n'est pas possible : je ne vois plus rien".
J'attendais cet instant. Je savais qu'un jour ou l'autre j'allais me
trouver au pied du mur et j'avais commandé tout le matériel chirurgical ad
hoc. Mais le courage m'avait toujours manqué pour me lancer SEUL dans une
opération de cataracte.
J'explique à Brahim qu'il faut préparer son oeil, le désinfecter. Et je
lui donne rendez-vous dans un mois. Il faudra donc que je me décide. Mais
ouvrir un oeil pour en extraire le cristallin opaque me semble une chose
énorme. Je ne me sens pas du tout sûr de moi.
Tout à coup, une idée me traverse l'esprit: j'ai un mois pour m'entraîner
et répéter tous les gestes. En plus de ma fonction purement médicale, je
suis chargé de la surveillance des bêtes sacrifiées à l'abattoir
municipal... des moutons surtout. Voilà ma source d'yeux ! Dès le
lendemain, à l'abattoir, je me fais réserver une tête de mouton : deux
yeux à opérer sans aucun risque ! Et je me lance, manuel opératoire à
portée des yeux. Et chaque matin je rendrai virtuellement la vue à des
moutons égorgés.
Un mois s'écoule. Trente moutons m'ont permis de mettre la technique au
point. Et Brahim, ponctuellement, revient se faire opérer. Je le garde à
l'hôpital. Je réexamine ses yeux : plus trace de conjonctivite et le
trachome paraît en régression. Il faut donc que je me décide ! Mais au
dernier moment, prétextant de je ne sais plus quelle complication, je
remets l'opération à quelques jours. J'ai le trac ! Voilà tout : je
tergiverse pour me rassurer. Je crois bien que je n'aurai jamais le
courage.
Certes, il m'arrive d'opérer en urgence (hernies étranglées, appendicites
ou blessures diverses), mais dans de tels cas, il y a urgence. Je ne suis
pas chirurgien mais je n'ai pas le droit de m'abstenir, sous peine de voir
mourir mon malade. Alger est trop loin, les avions trop lents et peu
nombreux pour assurer les évacuations sanitaires sur des aérodromes de
fortune qui ne sont pas balisés de nuit. Il faut au moins quatre heures au
JU-52 pour venir d'Alger, ce qui signifie que toute urgence après quinze
heures ne peut plus espérer arriver à Alger avant la nuit... après ce sera
trop tard. En effet, si une urgence est détectée à 15 heures 30, il faut
envoyer un radiogramme à Alger qui alerte l'aérodrome. l"avion ne peut
quitter Alger avant 17 heures 30 au mieux. Il faut quatre heures pour le
voyage et l'avion ne peut alors se poser à El-Goléa qui n'est pas balisé.
Pour les urgences tardives, je dois opérer et j'opère: la question ne se
pose même pas.
(1) Sorte de formation épaissie due au trachome, qui envahit peu à peu
toute la surface de la cornée pour aboutir à une taie blanchâtre et opaque
à la lumière.
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