La vie à Poitiers

« Le caractère de François Sochaczewski était celui du soldat avec les idées de son ancien métier, du philosophe avec sa manière nouvelle pour elle de voir l'avenir et le présent, de l'exilé buvant l'amertume du calice de l'exil, que seul le dévouement le plus sublime pouvait partager avec calme et résignation et par là le lui rendre la vie plus supportable » .

 

 « Mais si  j'ai rappelé en passant les qualités de cette femme qui a fait humainement tout ce qu'il était possible pour le bonheur de son mari, je dois dire que ce digne époux a su reconnaître son  dévouement, non seulement en l'appréciant mais encore en faisant, lui, sceptique autrefois, sur le chapitre femme on peut le dire, de ses vertus son culte, se confinant dans sa maison, se refusant tous les plaisirs mondains qui jadis l'attiraient. Il faut dire qu'avant son mariage il aimait la société où il savait être aimable » .

 

 « Au surplus qu'aurait-il fait avec ses faibles ressources d'existence (1) s'il n'avait pas pu comme tant d'autres s’isoler ainsi, lui si scrupuleux, si délicat pour recevoir les secours qu'il donnait si généreusement à tous les malheureux, qui s'adressaient à lui à cause de la grande popularité de son nom et de son titre d'exilé politique qui voulait  dire: homme prêt à secourir les exilés de toutes les nations qui ont fait quelque effort vers la liberté et que la France hospitalière a accepté sur son sol. C'était un homme sensible à toutes les souffrances sans égard à la religion, à la politique, aux différences d'idées. Il pratiquait la vraie fraternité ».

 

 « Cette  généreuse et grande vertu , Sochaczewski la possédait à un si haut degré, que bien des fois il lui  est arrivé de secourir une misère telle que souvent elle répugnait à d'autres que lui,  c'est à dire à ceux qui ne faisant pas abstraction des qualités dans l'homme à secourir, n 'envisagent pas que la misère présente. Aussi combien de fois ne lui est-il pas arrivé de calmer les souffrances de ceux, qui  n'auraient pas trouvé de secours ailleurs, en partageant avec eux le strict nécessaire aux siens qu'il chérissait pourtant et qui étaient nombreux ; sa famille se composait de sept enfants, dont  l'aînée avait 12 ans et la plus jeune  2 mois. Fréquemment dans ses obligés,  il a rencontré des ingrats mais dont lui ne savait jamais se plaindre, les excusant toujours » .

 

« Pour donner un exemple de la façon dont agissait Sochaczewski, il faut dire qu'il avait consacré pendant longtemps plusieurs heures par jour – les jours d'entrée libre - dans le cachot d'un condamné de justice ordinaire, par cette seule raison que celui-ci, ne le connaissant que de nom et de réputation, s’était adressé par écrit à sa générosité et à sa pitié. Pour le secourir pendant tout le temps de sa captivité, Sochaczewski n'a pas hésité à se heurter contre la vertu trop rude de c'eux auxquels il était obligé de s 'adresser pour obtenir une somme un peu plus ronde  qu'il ne pouvait donner tout seul. Et cela a duré près  de deux ans ».

 

 

« Outre celui-là, combien y  en a-t-il d'autres qui abandonnés par  tout le monde, ont trouvé dans les cas désespérés, des conseils et des secours chez lui . Beaucoup ont pu continuer leurs voyages par son aide, d'autres ont obtenu des secours du gouvernement par son  intervention;  d'autres encore qu'il soutenait de toutes ses forces, ont pu placer leurs enfants dans des établissements d'enseignement national Polonais qui existent à Paris. On ne peut davantage passer sous silence tous les sinistres arrivés à Poitiers tels que les inondations ou les incendies  l'ont vu, non comme un spectateur mais comme acteur, prenant part aux malheurs comme s'il était le premier intéressé à les atténuer ».

 

 « Comment cela pouvait-il se faire ? Comment pouvait-il agir ainsi, lui, père d'une nombreuse famille et sans fortune ?  C'est parce  qu'il avait une si grande foi dans la Providence Divine et dans l 'humanité que cela lui permettait d'être sans crainte pour  l'avenir et de se dire à lui-même toujours que l 'homme de bien ne doit pas s'arrêter dans ses oeuvres de bienfaisance, ni par égard pour lui-même, ni pour égard au sort des siens comme font tant  d'autres qui répètent quand le malheur frappe à leur porte: « prima charitas ab eo... » A Sochaczewski cette maxime faisait  horreur! »

 

 « Après avoir énuméré toutes ses qualités, je dois dire cette autre encore qui est celle-ci : cet homme le plus constant dans ces opinions qui étaient toujours à la hauteur de  l'époque et peut être par cela même homme  d'action, a su vivre en bonne intelligence avec des hommes de toutes les croyances religieuses et politiques en possédant souvent et en ménageant toujours leurs confidences et étant en leur présence, avec une attention telle pour  ne pas  les blesser. Le secret d'autrui,  n'importe de quelle nature il pouvait être, était toujours pour lui en dépôt sacré, dont ni aucun intérêt, ni aucune curiosité ne pouvaient jamais en profiter, fut-ce même un secret dévoilé par leur propriétaire lui-même à ceux qui voulaient  l'obtenir de  lui! »

 

 

 Le 10 mars 1846, une lettre du Ministère de l'intérieur sous le couvert de la confidentialité est adressée aux Préfets (2). Elle a pour but d'attirer tout particulièrement leur attention sur le fait que la situation où se trouvent quelques-unes des provinces de l'ancienne Pologne, est de nature à exciter dans l'esprit des Polonais réfugiés en France des espérances bien dangereuses. Le ministre pense que sans soumettre ces étrangers à des gênes et à une contrainte peu conciliable avec l'hospitalité généreuse qu'ils ont trouvée parmi nous, il importe de mettre obstacle, par des prudentes précautions, aux tentatives qu'ils pourraient faire pour aller rejoindre leurs compatriotes insurgés. Quelques temps plus tard, le 12 octobre 1846, la même source informe les Préfets, qu'une agitation assez vive se manifeste dans le sein de l'émigration polonaise. Des journaux et des circulaires révolutionnaires sont publiés par les réfugiés sans l' accomplissement des formalités préalables imposées par la loi. Enfin, quelques-uns de ces écrits, rédigés en polonais, sont envoyés à l'étranger. Le 7 novembre 1846 enfin, le ministre déclare qu' aucun titre de voyage pour sortir de France ne sera délivré.

 

    Il est indéniable que la situation dans laquelle se trouvait son pays n'a pu laisser indifférent François Sochaczewski et ses amis. Théona est là pour nous le rappeler.

 

  « La cause de la Pologne l'ayant un jour appelé, il  n'a pas hésité  d'abandonner sa place et à laisser même s'a jeune femme prête à accoucher pour partir et se remettre dans les rangs de ceux qui volaient vers la Patrie, pleins d'espoir dans ce souffle magique qui, parti comme autrefois de la France, parcourait toute l'Europe, en réveillant dans les nations la vie endormie par les despotes. Mais de même que tout Polonais est enterré avec une poignée de terre de Pologne, de même ils ne se mariaient pas sans  prévenir tout d'abord qu'en  cas de soulèvement, ils partaient,  mais assuraient la situation de leur famille.  C'est ce qui fait que papa laissant maman  n'a pu partir qu'après les autres. Maman voulait le suivre, mais  s'est rendue à ses raisons qui étaient sages » .

 

 

" En 1848, (le 13 avril), papa et lui (son frère Pierre) étaient repartis pour  la Pologne se joindre au soulèvement avec espoir de l'affranchir.  Hélas! tonton Pierre seul a pu y pénétrer et a été fait prisonnier avec l'oncle Joseph (Jablonski (3)) qui y était parti emmener tante Eglantine (Mauduyt) et Jean (leur fils) qui avait trois ans. C'était une folie. Ils ont pu  s'échapper et revenir en France. Papa qui laissait maman enceinte de Léontine  n'a pu aller que jusqu'à Strasbourg. En arrivant à la frontière, il  l'a trouvée déjà barrée et il fut obligé, après des efforts inutiles et les mauvais bruits  qu'il a saisi du côté du pays aimé, après 2 mois 1/2 d'anxiété, de retourner fin mai à Poitiers dans les bras de sa chère femme. Son ingénieur, lui avait heureusement conservé sa place » .

 

« Quel bon ménage papa et  maman! Ils ne vivaient que pour nous. Papa, le bras droit de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées M. Matty de la Tour, partait de la maison le matin à  10 heures, rentrait le soir à 5 heures 1/2 . On dînait et jusqu'à 8 heures on restait dans la salle à manger en hiver. En été, papa nous emmenait nous promener souvent au Chalet, où sont maintenant les de Valance et qui était habité par un ami de  papa: M Léonard Mazowicki  (4). A 8 heures, maman montait nous coucher et papa et ces messieurs polonais qui venaient passer la soirée avec lui, se retiraient dans son cabinet et parlaient des choses de Pologne ».

 

 


(1)  Dans sa généalogie Louis Mauduyt de la Grève indique que « le marquis ( ?) F. Sochaczewski a eu tous ses biens confisqués en Pologne. Il a pu trouver en France une place de conducteur de travaux aux Ponts et Chaussées . Sa mort laissa sa femme dans la misère avec 6 enfants et enceinte du 7me. Elle fut  recueillie par sa famille, notamment Léontine la fille aînée et Théona par Théophile son demi oncle ».

 

(2) Archives départementales de la Vienne. Liasse M 4 1172 bis.

 

(3) Joseph Alexandre Jablonski qui deviendra le beau-frère de François Sochaczewski était né à Varsovie vers 1813. Officier, il est arrivé en France vers 1833, puis part pour Oran en Algérie et revient à Marseille en 1835. De petite taille 1,62 m les autorités françaises le décrivent ainsi : cheveux clairs, sourcils blonds, barbe rousse, front haut, yeux gris, nez moyen relevé, bouche grande, menton rond, visage ovale, teint coloré. Une petite cicatrice est visible au milieu du front. Il se fait remarquer par ses qualités et sa volonté de réussir dans ses études de médecine.

 

(4) Léonard Mazowicki est présent dans les contrôles de la Préfecture de Poitiers qui accordait des subsides aux réfugiés polonais et ce, dès le 14 février 1834. Il était né à Strzegowo (Pologne) en 1813. Il était sous lieutenant dans l'armée insurrectionnelle polonaise. En 1836, un laconique commentaire administratif nous informe «  qu'il a arrêté ses études de droit et ne fait rien dans l'attente  d'un avenir meilleur ». En 1841 il est déclaré étudiant en médecine.