« Papa est mort le 10 mars 1861, un dimanche à 5 heures du soir.  A 4 heures nous l'avions embrassé pour lui dire adieu: il râlait. Je le vois toujours avec sa grande barbe, d'une maigreur effrayante, attirant son drap à lui comme tous les moribonds.

Grand-mère nous emmena chez elle. On ne laissa à maman, que Zbigniew qui avait 2 ans et Aldona qui avait 2 mois et 12 jours. L'aînée des sept, Léontine, avait 12 ans. Vers 5 heures 1/2, grand-mère est arrivée disant que papa était mort » .

« Papa est mort de fatigue, une tumeur qui  s'était formée par  la fatigue au côté a crevé. Après sa mort, en l'embrassant, tonton Pierre, arrivé de Chantonnay (Vendée) où il était Conducteur Ingénieur des Ponts et Chaussées,  s'est rempli la barbe de sang. Il  n'avait pu arriver à temps pour le voir vivant On  l'a enterré le mardi » .

Le  10 mars  I861, son ami M. David de Thiais a prononcé sur sa tombe cette petite allocution qui exprimait la pensée de tous les assistants:

« Messieurs, encore une tombe qui se ferme sur un débris de l 'héroïque Pologne. La mort ne se lasse pas de moissonner ces hommes généreux qui furent sous le Premier Empire les frères dévoués de la France, dont  l'épée si brillante et si fière a mérité en 1830 les sympathiques applaudissements de  l'Europe entière. Tel est le fruit des nobles combats enfantés par la liberté, les douleurs et  l'exil : des angoisses qui déchirent le coeur, alors que la Patrie absente est des plus outragée dans sa gloire, menacée dans son existence.  Ah! que de fois on meurt sous les saules qui bordent les fleuves de Babylone quand rien ne fait pressentir l 'heure désirée du retour, l'heure plus ardemment désirée encore du triomphe que ne peut nous refuser la justice de  Dieu! »

« François Sochaczewski avait à un trop haut degré le sentiment du patriotisme pour  n'avoir pas profondément souffert de toutes les plaies de son pays. De là, sans doute, le germe du cruel mal qui vient de nous le ravir. Et qui sait, Messieurs si  l'Italie renaissant dans  l'enthousiasme de ses populations sous le généreux drapeau de la France, n'a pas en lui faisant faire un triste retour sur lui-même, lassé le reste de sa patience et comblé la coupe de ses amertumes » .

« Certes il avait trouvé parmi nous tout ce qui soutient et  console: une compagne, fleur de sa vie, douée de toutes les vertus, de toutes les beautés, de tous les dévouements, une famille charmante dans laquelle il se plaisait à faire revivre les noms aimés de sa terre natale (5) , de nombreux amis sachant apprécier sa grande âme, son noble coeur, le berçant à loisir de belles illusions de la Patrie transfigurée. Et cependant il est tombé avant le temps, quand tout semblait lui présager une longue vie et des jours plus heureux. Sombre et douloureux mystère qu'il est inutile après tout de prétendre sonder. Ce jour en effet  n'est pas celui des vaines hypothèses, mais le jour solennel des larmes sincères et des inépuisables regrets » .

« Il faut pleurer ici le soldat plein de chevaleresque enthousiasme, le fonctionnaire modèle, l'époux sans reproche, le père qui ne respirait que pour ses enfants, l 'homme enfin  qu'on trouvait toujours quand il  s'agissait de bien dire, de bien penser et de bien penser et de bien faire. Or ces types de bravoure, d'honnêteté, de dévouement à tous les devoirs, vous le savez Messieurs, on les pleure sans cesse, on ne les oublie jamais »

« Repose donc sous  l'ombre de nos souvenirs généreux Sochaczewski. Tout ce que tu as aimé, nous  l'aimons, tout ce que tu dois attendre de tes amis, nous l'accomplirons, heureux d 'honorer ainsi ta mémoire et de payer à te rendre le fraternel tribut que  l'on doit au patriotisme, au malheur, à la vertu » .

 « Après  l'enterrement où nous  n'étions pas, on nous a ramené à maman. Nous habitions alors la maison sur le tunnel. Maman était au premier qui pleurait. Je vois encore le  tableau: Aldona, sur ses genoux, Zbigniew qui l'embrassait et pleurait  de la voir pleurer. Papa était mort dans une chambre au rez-de-chaussée . Maman nous a gardés. Quelques jours après, la tante Joseph (Jablonski) repartie pour Prahecq a emmené ta mère (Wanda) ».            

« Papa ne sortait jamais le soir ; il restait à la maison, sauf  l'été, quand il nous menait promener. Il  s'est tué au travail pour nous et  n'a jamais voulu  s'arrêter quand il l'eût fallu. Dans son temps et dans le nôtre, les fonctionnaires  n'étaient pas comme aujourd'hui des coqs en pâte bien payés, ne faisant pas grand-chose, mais se plaignant sans cesse. Oui, maman et nous, avons perdu en le perdant. Maman avait 34 ans (6) et sans fortune,  tu penses ce  qu'elle a dû bûcher pour nous  élever.  L'oncle Pierre l'aidait autant qu'il le pouvait, car il a été aussi le bon oncle, mais les Théolide Mauduyt, jamais. Ils étaient riches eux ; les pauvres leur faisaient honte.  L'oncle Théophile (7) à Jaulnay qui aimait beaucoup maman, a été toujours très bon ».

« En 1865, Zbigniew est mort de la fièvre typhoïde épidémique à Poitiers. Nina l'avait rapportée des Filles de Notre Dame (8). Aldona fut prise aussi. Maman et moi étions seules pour les soigner. Léontine était près de grand-mère qui avait un érésipèle au pied. Grand-père et l'oncle Pierre seuls venaient à la maison prendre des nouvelles, en apporter ; tonton Pierre faisait aussi des courses  s'il  y en avait. Les Mauduyt de Poitiers - et leurs descendants les Barnsby - , ceux-là ne se trouvent jamais que pour  s amuser » .

« Elle en a vu la pauvre maman et on peut, sans crainte de se tromper, la dire la mère admirable ; elle seule s'est toujours occupée de nous ; elle seule nous a soignés petits et grands. Le 3 mars 1878 Léontine est morte à 29 ans 1/2. Nouveau coup pour la pauvre maman (9). Tonton Pierre que nos situations avaient fait laisser seul à Poitiers y est mort le 31 juillet 1876 d'un transport au cerveau après trois jours de maladie. Mère était près de lui; nous, à Monts-sur-Guesnes » .

On nous écrit de Poitiers à la date du 2 août 1876 :

« Très estimé Pierre Sochaczewski est mort après une courte maladie le 31 juillet 1876 et ce matin nous l'avons conduit au lieu de repos éternel. Cette mort si prématurée a fait une nouvelle brèche dans nos rangs déjà si éclaircis !  D'autres feront peut-être la biographie du défunt, moi, je le saluerai seulement par quelques mots de la plus cordiale sympathie. Ce camarade de notre politique et de nos misères nationales a personnifié en quelque sorte en lui, les sentiments les plus profonds du dévouement, de la détermination et du devoir sans arrière-pensée aucune, en tout temps. La guerre de 1831 l’a vu dans les rangs nationaux , malgré qu'il  n'avait encore que 16 ans. Il prit aussi une part active dans la guerre des partisans de Zabienski. En 1848, il a été du nombre de ceux qui sont arrivés les premiers sur la terre de la Patrie. En 1868, malgré son âge, mais surtout ses forces délabrées, il n 'a pas hésité à répondre encore à ce nouvel appel de la Patrie et il est parti pour cette 4ème expédition, mais en passant par Paris il a été arrêté par des circonstances indépendantes de sa volonté.

    Il y a quelques années de cela Sochaczewski a perdu son frère à Poitiers, qui a laissé derrière lui une veuve avec sept enfants sans aucune fortune. Avec l'oubli habituel de lui-même, avec ses très modestes ressources et uniques de Conducteur des Ponts et Chaussées, Pierre a pris sur son dos le fardeau et le sort des orphelins avec le sacrifice de toutes les commodités personnelles, il faisait des efforts très héroïques pour subvenir à l 'éducation et aux besoins des enfants de son frère. Pour la Pologne et pour ces enfants, il épuisait toutes ses forces morales et matérielles. Il laisse après  lui une mémoire sans tache et les plus sincères regrets dans les coeurs de tous ses camarades » .

Outre la Pologne, sa seule famille fut celle de son frère François. Pierre André Sochaczewski était célibataire. Il décède en l'hôtel-Dieu de Poitiers,  L'examen de quelques documents conservés aux Archives départementales de la Vienne (10) nous apporte de précieux renseignements signalétiques. Né à Prxytyk vers 1814, il avait été sous-lieutenant dans l'armée insurrectionnelle polonaise. Cet émigré qui arrive en France via Marseille mesure alors 5 pieds 3 pouces soit 1, 70 m. Ses cheveux, sourcils et barbe sont châtains, le front couvert, les yeux bruns. Son visage ovale au teint brun se terminant par un menton rond. Les autorités françaises décrivent son nez et sa bouche comme petites. On le retrouve à Privas le  19 mai  1836, puis à Châlons-sur-Marne où il obtient un passeport le 3 janvier 1838 pour se rendre dans la Vienne.

    En  1842, 1843 il travaille pour les contributions directes au traitement mensuel de 25 francs ce qui s'avère certainement peu puisque la Préfecture de la Vienne lui verse alors des subsides. Il est déclaré ensuite conducteur au chemin de  fer, mais il y a tout lieu de penser à une erreur du scribe de  l' époque, puisque lors du mariage de son frère, il exerce déjà le métier qui sera le sien, conducteur de travaux aux ponts et chaussées.


(5) Ses enfants, à l'exception de Léontine (prénom de la mère) et d'Edgard, eurent des prénoms polonais: Théona, Nina, Wanda, Zbigniew et Aldona .

(6)  En fait 36. Elle était née le 21 mai 1825 à Gençay (Vienne).

 (7) Voir en fin de document la généalogie simplifiée des Mauduyt de la Grève (n'existe que dans la version papier). On retrouvera sur ce site la descendance Mauduyt dans la généalogie de Mamilou.

(8) Notre Dame de la Visitation, rue Roche d'argent et rue St Simplicien.

 (9) La situation financière était loin de s'améliorer. Le 2 mars 1879 de Saint-Georges d'Oléron où elle vit, Léontine Sochaczewska adresse à Son Excellence le Ministre de l'intérieur la supplique suivante:   « Excellence,   Comme veuve d'un officier polonais qui pendant vingt deux ans de sa vie fut conducteur des ponts et chaussées,  j'ai l'honneur de venir vous prier de vouloir bien m 'accorder un secours qui m 'aide un peu à faire face aux dépenses les plus indispensables, la mort de mon mari  m'ayant laissé sans aucune ressource et avec une nombreuse famille. Pleine de confiance en votre bonté.  j'espère recevoir bientôt le secours que je sollicite de votre bienveillance et vous prie de croire Monsieur le Ministre, à la vive reconnaissance de celle qui a l 'honneur de se dire Votre très dévouée servante              L Vve Sochaczewska »

(10) Liasse M4/174.