L'AVEUGLE

 

Avril nous gratifiait d'un printemps précoce en cette année 1952 et, avec le capitaine Mouret (chef de poste) nous avions décidé une expédition loin d'El-Goléa.


Dans les années 1872, trois pères blancs avaient quitté Ouargla pour Tamanrasset et, en bordure du Grand Erg occidental, avaient été massacrés par des dissidents.


Des documents, à moitié dévorés par les termites, nous avaient donné quelques vagues renseignements, mais, surtout, nous avions retrouvé un vieux chamelier qui, autrefois, avait fait la "piste". Il n'avait pas assisté en personne à cette embuscade meurtrière, n'avait jamais rien vu, mais au cours des longues veillées au bivouac, après la rude journée de marche, avait maintes fois entendu parler de l'événement, à chaque passage de la caravane dans la région. Le soir, au campement, les anciens racontaient comment, soixante-quinze ans plus tôt, ils avaient retrouvé les "marabouts blancs" égorgés et dépouillés de leurs pauvres hardes et, les ayant enfouis dans le sable, clandestinement, pour ne pas être soupçonnés de complicité, n'avaient jamais parlé de cette inhumation, sauf entre eux.


Et ce vieux chamelier, notre guide, était devenu pratiquement aveugle, les yeux rongés par le soleil, le sable, les mouches et le trachome. "Piètre guide, en vérité" pensais-je en ce frais matin, alors que nous roulions plein sud, sur la piste d'In Salah. Deux Jeeps transportaient six personnes, de l'eau, des vivres et tout le matériel nécessaire pour six jours de "camping sauvage" !


Dans la Jeep du capitaine Mouret, le vieux guide et son fils avaient pris place, accompagnés d'un invité de marque, embarqué dans cette expédition presque à l'improviste : M. Paul Auriol, un des fils du Président de la République, était arrivé à El-Goléa sans crier gare, convalescent d'une fracture de jambe consécutive à un accident de ski sur une piste de Megève et portant encore un plâtre de marche. Dans ma Jeep avaient pris place le R.P. Lusson, supérieur des pères blancs, ainsi que notre mécanicien... Noël.
Chaque voiture s'ornait, sur ses flancs, d'une "guerba", ou outre en peau de chèvre ou de mouton tannée au goudron de genévrier, ou de beurre rance, qui allait nous fournir l'eau fraîche pendant le voyage.


Et nous roulions, dans le petit matin. L'air était frais, nous étions pleins d'optimisme quand... éclate un bruit épouvantable ! Ma Jeep se cabre, saute, rebondit et s'arrête enfin non sans avoir éparpillé une partie de son chargement sur la piste. Et quand je dis "ma Jeep", je m'aperçois que le capitaine, roulant devant moi, se trouvait dans la même situation ! Un orage brutal avait fait renaître un oued temporaire qui avait coupé la piste, et nous venions de franchir, presque en vol plané, une tranchée de cinquante centimètres de profondeur. Nous évaluons rapidement les dégâts, ce qui, à soixante kilomètres de notre point de départ, rafraîchit quelque peu notre optimisme.


Les bidons, les sacs, les gamelles, les provisions réintègrent peu à peu leur emplacement dans les deux voitures, sans trop de peine ni de perte. Mais nos deux "guerbas" sont inutilisables, arrachées sous le choc, vidées de leur précieux liquide. Nous avons cependant une réserve d'eau de 50 litres dans un fût métallique et nous décidons donc de poursuivre notre aventure, puisque nous ne risquons pas de mourir de soif. Nous quittons la piste au Km 110, après avoir marqué notre passage d'un tas de pierres, pour filer en "tout terrain" vers le sud, essayant de retrouver l'ancienne piste "Ouargla-Tamanrasset" abandonnée depuis longtemps, depuis que les caravanes ont été remplacées par les convois automobiles. Cette piste chamelière, peu fréquentée par les caravanes, avait été abandonnée au profit de la piste centrale, plus adaptée au passage des camions lourds.


Nous roulons donc, nous ensablant et nous remorquant à tout de rôle, mais nous passons... et vers 10 heures, nous nous arrêtons pour une "pause casse-croûte" bienvenue. L'eau de réserve est affreusement chaude. Je la transforme en "Nescafé", ce qui est tout de même plus agréable.


Enfin, nous arrivons bientôt sur les lieux du massacre et c'est l'heure, pour notre vieux guide, d'entrer en action ! Ce qui se passe par la suite est alors stupéfiant ! Nous le conduisons à un endroit bien défini sur la carte. Son fils lui indique alors le lieu où il se trouve (les caravaniers ont baptisé tous ces sites de noms connus d'eux seuls) et vers quel point cardinal il regarde... et ses yeux morts revoient alors le paysage si souvent contemplé... 70 ans plus tôt !


Le vieux nous le décrit avec une minutie digne d'un peintre flamand, comme s'il le voyait encore à travers ses yeux d'autrefois et il nous indique des repères que nous portons sur la carte.
Et par quatre fois, en quatre endroits différents, le vieillard nous décrit chaque nouveau paysage, avec de nouveaux points de repère. Soixante-dix ans plus tard, il se souvient et revoit cette piste parcourue à pied, tirant son "bahir" par la bride, cette piste dont il a mille fois contemplé tous les cailloux, toutes les dunes, tous les lits d'oueds, tous les arbres, toutes les falaises rocheuses, qu'il nous décrit et situe avec une précision absolument ahurissante.


A la suite de cette triangulation d'un nouveau genre, nous délimitons sur la carte un quadrilatère de 100 m de côté environ, dans la région que les documents nous avaient indiqués. De plus en plus stupéfiant !
Mais l'endroit est envahi par le sable et il nous faudrait en déblayer des tonnes pour avoir une chance de retrouver quelque chose. Il nous faut renoncer alors que nous sommes à pied d'oeuvre !
Le R.P. Lusson installe son autel portatif sur le capot d'une des jeeps et nous assistons à une messe inoubliable, la première sans doute à être célébrée en ce lieu depuis la dernière messe des trois martyrs de 1872.