Mais pour Brahim qui refuse d'aller à Alger, il n'y a aucune urgence. Et si j'allais détruire définitivement cet oeil, malade certes, mais récupérable dans des mains expertes ?


Et puis un matin, subitement, je me décide : ce sera pour aujourd'hui. Je fais la leçon à Brahim, lui expliquant dans la mesure du possible ce que je vais lui faire, que tout mouvement intempestif au cours de l'intervention,et dans les jours qui suivent,risque de faire éclater son oeil. Il a confiance, LUI ,et me le dit gentiment, me demandant même de fixer la date d'intervention sur son deuxième oeil. C'est beau la confiance.
Nous voici en salle d'opération. Préparation du champ opératoire. Anesthésie locale à la xylocaïne. J'ai chaud... j'ai froid... je tremble intérieurement. Mais tout semble se passer très simplement,comme sur l'oeil de mon dernier mouton opéré ce matin même. Et, au moment où, après l'iridectomie nécessaire, j'extrais le cristallin opalescent, sans un mouvement des lèvres et sans effort apparent, j'entends Brahim me dire d'une voix de ventriloque : "El-amdullah ! N'chouf ! " (Dieu merci, je vois).
Je me précipite sur les fils de suture posés à l'avance et je referme l'oeil où, dans le fond, tremblotte une gelée qui ne demande qu'à sortir: le corps vitré. Je vérifie l'état et la bonne position de l'iris, je vérifie mes fils, j'instille quelques gouttes de collyre et je pose un pansement occlusif.
Je vais ensuite m'asseoir, tout seul, dans mon bureau pendant qu'E Yazid ramène le malade dans sa chambre sur le chariot ambulant.


Au quatrième jour, en chambre noire, j'enlève le pansement et j'examine mon oeuvre à la lumière de ma torche. "N'chouf ! " me répète Brahim. Et pendant dix jours, Brahim est resté dans son lit, sans bouger, comme une sentinelle au garde-à-vous, ne consentant à manger que de la tchicha (bouillie de dattes séchées et écrasées dans du lait) pour ne pas avoir besoin de mastiquer, tellement il craint de voir son oeil éclater. J'enlève enfin les fils et il me faut user de toute mon autorité pour faire lever Brahim.
Quelques jours plus tard, il quitte l'hôpital,il voit et l'oeil est à peine rouge, avec la promesse de revenir pour se faire opérer l'autre oeil. Mais j'ai eu tellement peur que je fixe ce rendez-vous pour le mois d'octobre... sous prétexte de la trop grande chaleur de l'été... et surtout parce que j'espère bien voir arriver la mission ophtalmologique du Dr Antoine.


Toutes ces précautions ne serviront à rien et, en octobre, Brahim revient... toujours ponctuel. Il faut donc que je m'exécute pour la seconde fois.
J'ai repris mon entraînement sur les yeux de moutons. Le boucher doit penser que cela doit constituer ma nourriture exclusive (il me l'a dit !) et, pour ne pas perdre la face, j'ai dû inventer des recherches sur le cerveau.


La deuxième cataracte est une réussite et, comme promis, je commande à Alger une magnifique paire de lunettes que Brahim porte fièrement à sa sortie de l'hôpital.


Je le reverrai souvent car il est gardien de l'école d'Hassi El-Gara et, quand il entend arriver ma jeep, de très loin, je le vois courir vers le bord de la piste pour me saluer, lunettes sur le nez, impeccablement au garde-à-vous... ces lunettes qu'il ne porte d'ailleurs qu'en cette occasion : il ne sait ni lire, ni écrire et ses yeux sans cristallin lui suffisent pour la vie courante. Mais ces lunettes font désormais partie de son costume, elles représentent son standing à lui, au même titre que le caïd son ami ne quitte jamais ses décorations quand il porte son burnous rouge. Ces lunettes sont en quelque sorte son uniforme personnel, qu'il n'utilise que dans les grandes occasions.
Au fond, ce qui m'a le plus flatté dans cette histoire, en dehors du fait d'avoir réussi, c'est d'avoir vaincu mon trac et, plus encore, la confiance absolue de Brahim qui, à aucun moment n'avait envisagé la possibilité d'un échec.
C'est cette confiance que je vais retrouver partout, pendant tout mon séjour au Sahara... sentir que le malade s'abandonne absolument, aussi confiant et décontracté qu'un chat sur vos genoux. Certes, il existe chez ces gens une part de fatalisme, mais aussi une sorte de confiance innée, un acte de foi envers El-Hakim (celui qui possède la vérité) et là, il s'agit bien du médecin, acte de foi permanent et total, plus réconfortant que toutes les récompenses et médailles de la terre.
J'ai opéré bien des cataractes, par la suite, sans souci particulier ! Combien ?... Je n;ai pas compté : quelques dizaines, sans doute. Mais je n'en ai gardé aucun souvenir particulier. Elles étaient devenues pour moi aussi faciles qu'une banale blépharoplastie (c'est le nom savant de l'intervention pratiquée sur les paupières retournées par le trachome). J'étais blindé, et surtout débarrassé de ce trac affreux qui m'avait littéralement paralysé pendant des semaines.