LA FOI

 

Il est trois heures du matin et je dors enfin, après une journée torride et plus que chargée, plus un début de nuit perturbé par quelques scorpions qui ont piqué ce qui passait à proximité de leur dard. Il fait presque frais ! Je dors.


Pas pour longtemps, hélas ! On frappe à ma porte.


Vite ! Vite ! Une femme accouche et paraît avoir quelques difficultés. Je suis un peu surpris en reconnaissant celui qui vient me chercher : Embarek, un Chaambâ nomade, en séjour à la palmeraie en prévision de la récolte des dattes. Ce doit être effectivement urgent, car les nomades sont plutôt réfractaires à la médecine occidentale... et leurs Tolbas n'arrangent rien (1).


Raison de plus pour essayer de les convertir à notre médecine ! Je prends le nomade dans ma jeep et nous filons... pas pour longtemps cependant, car son campement n'est pas loin (2). Nous arrivons. Il faut prendre à droite, entre deux murs qui semblent de pas vouloir laisser passer ma voiture. Elle passe quand même, accrochant à droite, raclant à gauche pendant que nous franchissons allègrement plusieurs "séguias" (conduits d'irrigation). Et nous arrivons ! J'entre sous la "kheima" (tente en poil de dromadaire) et à la lueur de ma torche, aidé de quelques "quinquets" (lampes à carbure de fabrication locale, le gaz étant produit par du carbure de calcium sur lequel de l'eau tombe goutte à goutte) j'aperçois "la chose".


Cette chose est une femme énorme et monstrueuse à la fois; œdematiée, gonflée, bouffie, soufflée, de la base du thorax jusqu'aux pieds... tellement distendue que l'envie me traverse l'esprit de prendre une aiguille et de piquer. Je suis certain qu'elle va se dégonfler aussitôt comme un ballon de baudruche !


Mais je ne m'attarde pas. Un bras d'enfant apparaît au milieu de ce qui ne ressemble plus que de très loin à un périnée féminin.


Elle vient d'arriver des "pâturages" : cinq jours à dos de dromadaire sans pouvoir accoucher, malgré tous les efforts des matrones du cru. Une présentation de l'épaule négligée. Il faut faire vite : le pouls est petit, filant, la tension bizarre : pincée et basse. Mais je ne peux rien pour elle en ces lieux et je décide tout à coup : "Il faut emmener ta femme à l'hôpital pour la délivrer", dis-je à Embarek.


Sa réponse me laisse rêveur et bien ennuyé, me disant tout simplement "Hajteck" (C'est ton affaire). J'en suis d'autant plus surpris que les Chaambâs détestent l'hôpital. Enfin, ils en ont peur : des murs, un plafond, une porte qui ferme : ils sont, en un mot, presque congénitalement claustrophobes.


Mais il y a urgence. Le mari est d'accord. Nous chargeons donc la femme dans ma jeep. Pas question de faire demi-tour dans ces ruelles étroites. Donc, marche arrière dans une piste tout juste assez large pour ma jeep qui accroche partout. Et nous repassons, une à une, toutes les séguias, parfois en contrebas, parfois surélevées. Huit cents mètres d'un gymkhana qui me semble durer une éternité.
Voici enfin El-Goléa et l'hôpital. El-Yazid, mon infirmier, nous attend. Les soeurs blanches alertées arrivent rapidement. Et nous entrons en salle d'opération.


Anesthésie rapide à l'ombrédane (3). Quelques bouffées d'éther et ma patiente s'endort.
 


(1) Les tolbas, intégristes avant la lettre, n'appréciaient la concurrence que nous leur faisions quant à leurs pratiques médicales, qui relevaient plus des superstitions locales que de la médecine par les plantes.
(2) Les Chaambâs vivaient avec leurs troupeaux, sur des pâturages se trouvant souvent à plusieurs centaines de kilomètres d'El-Goléa. Ils rentraient tous les ans à la palmeraie pour la récolte des dattes, qui constituaient leur principale subsistance. Ils étaient en général propriétaires des palmiers et autres végétaux qu'entretenaient leurs métayers (les Khammès). Dans la palmeraie, ils vivaient sous des tentes ou dans des maisons en toub (briques séchées au soleil).
(3) Appareil rudimentaire d'anesthésie à l'éther, qui n'est plus utilisé depuis longtemps.