Mon adjoint est moins grandiosement traité, mais dispose dans "mon" jardin d'un petit pavillon à un étage, plus que suffisant pour un célibataire de passage.


Nous nous voyons chaque jour, les premières tournées sont faites ensemble et... je m'aperçois qu'il parle arabe ! De sorte que nous nous répartissons équitablement le travail : l'hôpital ne sera plus abandonné pendant les tournées mensuelles, l'un de nous assurera la permanence.


Les Arabes, ou plutôt les "musulmans" du cru ont tout de suite apprécié ce "Toubib Sgehir", qui venait épauler le "Toubib el Khebir". O ironie du verbe : ce fameux "petit toubib" mesurait en fait dix bons centimètres de plus que le "grand toubib". Mais il devait y avoir une hiérarchie : j'avais trois galons sur les épaules, lui n'en avait qu'un.


Il a bien vite conquis l'estime de ces laborieuses populations du Touat qui l'avaient surnommé "Si Mohamed" ("Monsieur Mohamed") et l'accueillaient avec beaucoup de respect.


Nous avons travaillé ensemble pendant près d'un an, jusqu'à ce que les besoins du service nous séparent. Mes enfants l'adoraient, l'accompagnant volontiers quand il partait rendre visite à un malade.
Nous avons opéré ensemble et parfois chacun dans une salle différente. Le jour de mon anniversaire, malgré les invités, nous avons travaillé chacun dans une pièce : deux accouchements le même jour... faisant de temps à autre une rapide incursion vers le buffet garni dans ma salle de séjour, pour retourner aussitôt à nos parturientes respectives, avant de revenir prendre un dernier pot, une fois le travail terminé.


Il me souvient d'un jour, en fin de matinée, où, ensemble, nous avons fait une intervention inhabituelle... presque impensable.


Un manoeuvre musulman d'une compagnie pétrolière était assis dans un camion. la main droite tenant une des ridelles quand un camion-grue, manoeuvrant à proximité un palan suspendu au bout d'un filin d'acier a coincé cette main entre la ridelle et le palan faisant office de pendule.


Cette main était méconnaissable quand on nous a amené le blessé. Les doigts semblaient pendre au poignet par les tendons, les os métacarpiens ayant été broyés. Coup d'oeil rapide à ces dégâts... et coup d'oeil à mon adjoint, se terminant sans mot dire par le même geste en forme de lame de scie : il faut amputer.


Le blessé est mis en salle d'opération, prémédiqué (1), la main nettoyée... et nous réfléchissons. Pendant que commence l'anesthésie (au masque d'Ombredane) nous nous lavons les mains et discutons. Enfin, il faut voir si cette amputation est aussi évidente que nous le pensons.
Retour en salle d'op, gantés, harnachés de pied en cap et nous essayons de faire le bilan. Nous rapprochons tout ce qui peut être rapproché, vérifions artères et nerfs. Enfin, nous décidons qu'il nous faut garder le pouce et l'index (la pince). Le pouce ne pose pas de problème véritable : seuls les téguments (2) ont souffert. L'index est en piteux état, mais le métacarpien correspondant existe encore, en plusieurs morceaux peut-être, mais il existe. Des fils métalliques nous permettent de reconstituer l'os presque entier et une broche intra-médullaire (3) nous fournit un axe normal. Nous réséquons tout le reste et récupérons toute la peau disponible pour étoffer le moignon de cette main qui se réduit à deux doigts. Combien de points de suture ?


Mais tout cela se modèle peu à peu pour arriver à un résultat qui nous paraît correct. Mais sera-t-il fonctionnel ?


Les antibiotiques nous ont aidés et quand nous avons enlevé les quelques cent vingt points de suture, dix jours plus tard, tout semblait "en ordre".


Deux mois après, rééducation aidant, notre malade était très fier de nous montrer ce qu'il faisait avec cette pince miraculeuse : ouvrir une boîte d'allumettes, prendre une allumette dans le tiroir, la frotter contre la boîte et allumer ainsi, tout seul, sa cigarette.


Alors, il a quitté l'hôpital. Nous l'y avons réadmis quelques mois plus tard, fiévreux, amaigri, respirant avec peine. Auscultation, radios : opacité énorme du médiastin (4)... pleurésie ou péricardite (5)? Il est mort le lendemain. Ses amis nous ont dit qu'il avait dû prendre froid au "Hammam" où il était allé dès sa sortie de l'hôpital. Bain très chaud, courant d'air froid... Nous n'avons pas eu le courage de faire une autopsie. Et puis, à quoi aurait-elle servi ? Mais pendant bien longtemps nous nous sommes posé bien des questions.


C'est à peu près à cette époque que la renommée médicale d'Adrar s'est étendue au-delà du Tanezrouft, vers le Soudan et le Sénégal (l'ex-A.O.F. en entier).


(1) Administration, en plus de tonicardiaques, de quelques calmants destinés à combattre l'anxiété et le stress.
(2) La peau et tout ce qui enveloppe l'os : derme, épiderme et couche graisseuse.
(3) Broche métallique insérée dans la cavité contenant la moelle osseuse.
(4) Partie du thorax comprise entre les deux poumons, donc l'espace réservé normalement aux gros vaisseaux comme l'aorte et les veines caves, etc.
(5) Péricardite : épanchement liquide dans le péricarde, le sac qui enveloppe le coeur, ce qui gêne les contractions du coeur et peut même les arrêter. Pleurésie : épanchement liquide dans la plèvre, la membrane qui enveloppe les poumons, ce qui, à priori, est moins dangereux que la péricardite, sauf complications, et laisse un temps d'action thérapeutique beaucoup plus long.