Evacuation sur l'hôpital d'Alger, où les chirurgiens rectifient quelque peu ce moignon rudimentaire où pointe l'os sous la peau.


Abdelkader en sort avec un magnifique pilon de bois vernis, la "Khechba" qui le suivra partout puisque désormais il est, pour les autres, "l'homme à la poutre"... Boukhechba. Et tous se découvrent, amis et ennemis, devant cet homme exceptionnel, devant le Courage.


S'il ne peut plus se battre, il peut encore servir ! Et il met toute son autorité morale au service du Pays... et des siens. Caïd, puis Agha, enfin Bachaga, Boukhechba fait la tournée des campements, à dos de dromadaire, tirant son pilon dans les dunes, émerveillant tout le monde par sa résistance, sa droiture et son sens du Devoir.


Et puis, un jour de 1953, alors qu'il est en selle sur son méhari, la monture trébuche, tombe, entraînant son cavalier dans la chute. Le pilon se coince dans la croix de la Rahla (selle). Un craquement ! C'est l'os qui cède. Sans mot dire, le Bachaga s'assied sur la dune, ouvre son saroual d'un coup de boussaadi et, ayant délacé le pilon de bois, appareille tout seul sa fracture pendant qu'un "Moghazni" (un supplétif, dirions-nous), son propre neveu qui escortait le Bachaga dans ses déplacements car il n'aurait jamais admis à ses côtés un étranger d'une autre tribu, tire tant bien que mal sur le moignon. Les naïls(1) forment un fourreau autour de la cuisse. Des lambeaux de chèche les maintiennent en place et quelques morceaux de bois mort consolident le tout.


Le neveu "tourne de l'oeil" ! Boukhechba le réveille d'une gifle magistrale : "Qui est-ce qui est cassé ? C'est toi ou c'est moi ?"


Enfin, on le remet en selle car il faut rejoindre le puits le plus proche pendant qu'un Moghazni file sur le meilleur "bahir" prévenir le chef d'Annexe... à trois cents kilomètres de là.


Nous trouvons notre Bachaga égrenant son chapelet près du puits, presque serein.


Le retour en tout terrain, dans une jeep, seul véhicule utilisable dans l'erg, est un véritable martyr pour le Bachaga à qui j'ai cependant administré des calmants après avoir si peu que ce soit consolidé l'appareillage de fortune qu'il s'était posé lui-même.


Enfin, nous arrivons à El-Goléa. Je propose de l'évacuer sur Alger, par avion, car je n'ai pas d'appareil radio (ni graphie ni même scopie) et pourtant, il faut que la réduction de cette fracture soit parfaite, si je veux que Boukhechba puisse un jour réutiliser son pilon. Il n'a pas l'air d'accord ! J'insiste. Boukhechba est une personnalité connue dans toute l'Algérie. Le Gouverneur lui-même lui a remis sa Légion d'Honneur ! Il connaît pratiquement tout le monde à l'Assemblée algérienne! Je ne me sens pas de taille à prendre une telle responsabilité.


J'insiste encore. La réponse est cinglante, sans appel !


"Si tu es toubib, tu me soignes !" Il n'y a rien à dire, ce qui au fond de moi touche le point le plus sensible de ma petite vanité ! Quelle plus belle marque de confiance ? Tous les grands patrons, avec leur savoir et leurs appareils perfectionnés ne comptent pas pour lui puisqu'il dispose de "son Toubib !"
Je le transporte donc à l'infirmerie-hôpital où je n'ai aucune peine à faire préparer la meilleure chambre : elle était prête à mon arrivée : le téléphone arabe fait de ces miracles ! Et nous passons en salle d'orthopédie.


Boukhechba me regarde du coin de l'oeil et, sur un ton où perce un peu l'angoisse et la souffrance, me demande :


"Dis, Toubib, tu vas me donner la réforme ?" s'accompagnant heureusement d'un geste éloquent  -sa main posée en creux devant ses narines- qui me fait comprendre qu'il n'en peut plus de souffrir et qu'il demande le "chloroforme" qui avait dû lui être administré à Alger pour refaire son moignon en 1916.


J'ai beaucoup mieux, le Nesdonal (2) et je m'escrime à retrouver des repères anatomiques précis sur ce membre amputé au-dessous du genou. Le pied me fait bigrement défaut. Enfin, je pose un plâtre pelvi-dorso-pédieux (3) un peu raccourci, faute du pied, mais qui me paraît parfait.


 


(1) Sandales de cuir de fabrication locale, à semelles larges, facilitant la marche dans les dunes et le sable mou (fech-fech).
(2) Nesdonal ou penthotal : anesthésique par voie intraveineuse, plus pratique et plus rapide que le chloroforme ou l'éther administré au masque.
(3) Plâtre moulant à la fois le pied (quand il y en a un), la jambe, la cuisse et le bassin.