Je reste allongé et m'ausculte mentalement, tandis que
mon petit ordinateur personnel se met en route et le diagnostic tombe sur
mon imprimante interne "infarctus... INFARCTUS... INFARCTUS"...
De ma pharmacie toute proche, j'extrais alors successivement : deux
ampoules d'Intensain qui rejoignent mon muscle fessier, une ampoule de
Calciparine en sous-cutanée profonde, quatre gélules d'Intensain et un
suppositoire calmant avec une bonne dose de barbiturique
(1). Et c'est là que le bât blesse. Dans une
semi conscience, je me dis : "Avec ce truc là, tu ne pourras jamais te
lever demain matin pour tes consultations !" à cause des
barbituriques... comme si je pouvais gommer le diagnostic qui s'impose de
plus en plus.
Enfin tout se précise : la nausée devient plus intense, j'ai encore plus
chaud, je transpire à pleins pores, je mouille tout. Et puis, mes
intestins réagissent : je me précipite vers les toilettes proches. Je
tombe au sol, nettoyant la cire du parquet avec cette transpiration qui me
vide.
Ma femme, à moitié réveillée, croit à la culpabilité de cette fameuse
langue en sauce. Je m'installe sur le siège... et je coule de partout, mes
yeux se troublent et je demande à ma femme d'alerter le Dr Gillet, mon
confrère de Beaune la Rolande. Il arrive très vite, contrôle mon pouls, ma
tension, alors que je suis toujours installé sur la cuvette. Il me dit
tout de go : "Il faut aller vous recoucher".
Je voudrais bien, mais n'y parviens qu'avec l'aide de ma femme et de mon
confrère qui annonce : "C'est grave ! Quel est le cardiologue de votre
Mari ?" Elle n'en revient pas et donne le numéro de téléphone du Dr
Roussillon à Montargis. Ce dernier arrive en trombe 20 kilomètres en
Mercedes sont vite faits. Un coup d'oeil et un avis : "Pouvez-vous
demander à vos enfants de venir d'urgence ?"
Ma femme est effondrée et moi, je regarde le tracé de
l'électrocardiographe qui défile sous mes yeux. Je ne me suis pas trompé :
c'est un bel infarctus. Et maintenant, je sens la douleur typique, qui me
taraude la poitrine, derrière le sternum et irradie vers le bras gauche
depuis que le cardiologue a posé sa sangle élastique où il déplace les
électrodes. Je lui ai dit plus tard avoir eu tellement mal que je l'aurais
volontiers boxé... si j'en avais eu la force.
L'ambulance est arrivée, mais le cardiologue juge sans doute dangereux
tout déplacement à cause de ma tension qui ne remonte pas. Les injections
se suivent et puis, tout d'un coup je me sens soulevé dans mon drap en
guise de hamac. Je descend l'escalier où mes fesses comptent les marches.
On m'installe sur un brancard, la porte se ferme et je fais cette route de
Montargis que je connais par coeur, enregistrant toutes les bosses et tous
les trous du bitume jusqu'à Ladon, après quoi je perds conscience.
Puis la porte de l'ambulance s'ouvre, des ombres blanches évoluent autour
de moi. Je les devine en fait plus que je ne les vois. La morphine
commence à me déconnecter.
Je me réveille deux jours plus tard, dans un lit de l'hôpital de
Montargis, sans vraiment réaliser ce qui vient de m'arriver. Ambiance
calme et feutrée. Deux flacons me distillent dans les veines je ne sais
quelle mixture. Je suis bien. Je n'ai plus mal, mais je ne dois ni ne puis
bouger.
J'ai vu défiler comme des ombres ma femme, mes enfants, mon Toubib Seghrir
d'Adrar, mon "cardiaque" qui n'a réalisé qu'après-coup que je l'avais
précédé dans le service... et puis des gens, d'anciens malades qui
viennent aux nouvelles et repartent déçus : visites interdites !
Pendant plus de huit jours, j'ai mené cette vie larvaire entre le soleil
et la nuit, toujours sous perfusion, alimenté tant bien que mal à la
cuiller à café, comme un bébé. Je n'avais même pas la force d'en pleurer
ou de me plaindre dans cet univers artificiel, soigneusement entretenu, où
la pesanteur ne semblait plus exister.
Après bien des essais infructueux, car ma tension artérielle s'effondre
dès qu'on arrête les perfusions; au quinzième jour je crois , on m'assied
dans le lit et m'annonce que je vais enfin pouvoir manger seul.
Midi. Un steak haché, de la purée et un yaourt ! Je revis enfin, mais j'ai
quelque peine à terminer mon repas : je me sens épuisé par cet effort.
Et le soir, quand l'infirmière me présente le plateau du dîner, je ne peux
que lui dire : "Si on ne me fait pas manger, vous pouvez remporter le
tout à la cuisine : je suis incapable de refaire une telle performance !"
Après l'espoir du matin, je tombe de haut. Est-il possible, après quinze
jours de lit, d'en être rendu à cet état de dépendance... de n'être même
plus capable de manger seul, comme si cela relevait d'un exploit physique
extraordinaire ? Et je sais pourtant que c'est une réaction tout ce qu'il
y a de plus normale non seulement à l'infarctus, mais aussi à toutes les
substances qui m'ont été administrées sous diverses formes et par divers
moyens.
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