LA DÉROUTE

Je suis à Beaune la Rolande depuis cinq ans ! et tout me paraît serein, malgré la mise en demeure de mon propriétaire : j'achète la maison ou bien il la met en vente ! J'ai envisagé de faire construire, ce qui semble un peu prématuré, compte tenu de l'état de mes finances.


A mon retour en métropole, j'ai trouvé un cabinet où les médecins se sont succédés à un rythme qui n'a pas arrangé le "chiffre d'affaires". Pendant cinq années, je me suis battu jour et nuit pour remonter le courant, tout en finissant de payer les traites que les banques de Colomb-Béchar n'ont pas oubliées de faire suivre. Et bien entendu, je ne perçois aucun indemnité réservée aux rapatriés (1).


Les fins de mois ont été souvent pénibles, mais en partie adoucies par une pension de retraite militaire qui bouche les trous chaque trimestre. Et puis, j'ai rencontré un homme extraordinaire, Le Dr Probst, radiologue à Pithiviers. C'est lui qui m'a contacté le premier, par téléphone, me demandant de passer à son cabinet. Rendez-vous pris, il me raconte l'histoire de sa famille chassée d'Alsace en 1871 lors de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne, les difficultés d'insertion avant d'arriver à la situation qu'il occupe lui-même.


"Alors, me dit-il, si vous avez quelques difficultés, je suis à votre disposition entière !" Une grosse échéance se profilait à l'horizon. Je le lui ai dit.


Sortant son chéquier il a simplement dit : "Est-ce qu'un million (d'anciens francs) vous serait utile ?" J'ai accepté, un peu confus, comme un mendiant d'occasion. J'ai voulu lui signer un reçu : pas question ! Quant au remboursement, une seule réponse : "Quand vous le pourrez !"


J'ai travaillé avec plus d'ardeur encore et j'ai remboursé ma dette avant la date que je m'étais fixée. Des intérêts ? ! Il n'en est pas question, fut sa réponse. Que dire de cet homme, alors inconnu ou presque, sinon le refrain de Brassens dans sa chanson à l'Auvergnat (2).


Enfin, tout cela est fini. Le cabinet fonctionne, les clients me font confiance après une période où mon étiquette "pied-noir" m'a plutôt défavorisé. La maison s'installe, d'autres projets d'amélioration... et puis, c'est la mise en demeure du propriétaire.


Mais, qu'importe après tout. Je contracte un emprunt bancaire et je signe l'acte d'achat chez le notaire le 10 ou le 12 mars. La vie continue.


Le 19, journée normale, soirée normale et je rentre à temps pour le repas familial du soir : un plat de langue en sauce Madère... un régal !


Je regarde un peu la télévision et puis il y a toujours cette paperasse qui traîne. J'entre dans mon bureau. Aucune urgence n'est prévue pour cette nuit. (Non pas qu'elles soient prévues, bien entendu, mais il y a toujours les malades graves en traitement, qui peuvent téléphoner en cas de besoin ou à qui on promet de passer pour les rassurer pour la nuit.)


Un coup de fil à un de mes malades, maçon de son état, dont le coeur m'inquiète et pour qui j'ai prévu une hospitalisation pour des examens le 20 mars, c'est-à-dire le lendemain. Il va bien et, rassuré, je me penche sur mes "chers papiers".


Et puis, j'en ai assez, je me sens un peu las. Je finis la pile, ferme le classeur et quitte mon siège. Je me dirige vers l'escalier qui monte à l'étage où se trouve ma chambre.


Tout à coup, au milieu de la montée, je me sens mal : un poids énorme sur la nuque et, à la base du cou, une sorte de ballon qui se gonfle et se dégonfle à grand bruit, sur un rythme lent, avec une force incroyable. Une nausée me monte à la gorge... sacrée langue sauce Madère ! Je me reprends un peu, j'atteins mon lit et m'y allonge, rapidement dévêtu. J'ai chaud, trop chaud. La nausée revient et mes intestins se mettent de la partie.
 


(1) Pour prétendre au titre de "rapatrié" il fallait justifier d'au moins trois ans de séjour en A.F.N. à titre personnel. Or, depuis ma mise à la retraite en octobre 1960, je ne compte même pas deux années de présence en Algérie. Je ne bénéficie donc d'aucune indemnité, pas même des frais de voyage de retour. Le problème de l'indemnisation n'est toujours pas complètement résolu pour les ayants-droit.
(2) "Toi l'Auvergnat quand tu mourras
Quand le croque-morts t'emporteras
Qu'il te conduise à travers ciel
Au père éternel"