Jusqu'au matin, nous cahotons, nous roulons, au rythme des ensablements et des nouveaux départs. Pas un arbre à l'horizon, pas une trace de verdure sur ce plateau à peine vallonné où quelques "gours"(1) semblent monter la garde, couronnées d'une sorte de chapeau calcaire... ce sont les vestiges d'une érosion solaire et éolienne, le sable usant la roche sous le souffle du vent.


Et tout à coup, dans la lumière du petit jour qui se lève, là-bas... à quelques kilomètres, un tache verte sur le fond ocre du Grand Erg... une coulée de verdure, dans le lit d'un ancien oued, souligné par une falaise qu'une plaque de calcaire blanc paraît protéger du soleil... El-Goléa. Nous sommes enfin au bout du voyage, nous descendons lentement dans la vallée, (c'est la Côte 7-(2)) et au bout de ces 7 kilomètres, nous entrons dans l'oasis... Quelques maisons blanches, avec toits en terrasse... La place Charles de Foucault... et l'entrée de l'Annexe bordée d'eucalyptus gigantesques... une allée ombragée, soulignée de rosiers odorants, et nous nous arrêtons.


Le capitaine Mouret m'accueille très aimablement, me présente ses deux collaborateurs : le lieutenant Noël, son adjoint et le lieutenant Colomer, le Tordjman, interprète officiel et officier sorti d'une école spéciale, connaissant toutes les finesse de la langue ainsi que les coutumes locales.


Le Dr Favréaux, que je viens remplacer, arrive bientôt et nous faisons le tour du propriétaire (l'infirmerie hôpital) après avoir déposé mes bagages au "Dar Diaf" (quelques chambres aménagées pour les gens de passage dans les locaux de l'Annexe), où je vais loger jusqu'au départ du Dr Favréaux... dans 4 jours.


Pendant 3 jours, je me familiarise avec El-Goléa, l'hôpital et la petite infirmerie d'Hassi El-Gara, à la sortie de la palmeraie vers In-Salah, au pied d'une Gara (sorte de colline qui a résisté aux assauts du vent de sable et paraît, de loin, simuler la silhouette d'un chameau "barraqué(3)"). Cette petite infirmerie est en fait un poste de premier secours, un Bit El Ainin, ce qui peut se traduire par "maison des yeux".


Effectivement, 4 jours plus tard, je suis seul. Le Dr Favréaux est "remonté" vers le nord, dans le camion de Bachir qui regagne son port d'attache : Ghardaia... et je m'installe dans "ma maison", avec l'aide d'Ali, mon boy-cuisinier... dans des meubles fort corrects qui font partie de mon domaine.


Je suis en fait médecin de la commune et, à ce titre, celle-ci me loge et me fournit les gros meubles et la vaisselle, ainsi qu'un Boy, serviteur employé par la commune, et une partie des fruits et légumes du jardin communal. Je dispose donc, dans un jardin clos, agrémenté de palmiers, d'une maison qui comprend une cuisine, une arrière-cuisine, une salle de séjour et deux chambres.


Un escalier extérieur mène à la terrasse où trônent, en plein soleil, trois ou quatre fûts métalliques de 200 litres, qui contiennent ma réserve d'eau, complétée chaque matin par un porteur d'eau qui m'apporte le précieux liquide depuis un puits artésien tout proche.


Luxe inouï, un réfrigérateur à absorption se trouve dans l'arrière-cuisine. Il fonctionne au pétrole qui surchauffe parfois en été, s'enflamme et remplit la maison d'une fumée noirâtre qui colle partout, y compris dans les narines. Mais l'eau qui s'y trouve est fraîche et quand le soleil n'est pas trop ardent, nous arrivons même à obtenir des glaçons.


L'éclairage est tout aussi folklorique : chaque soir, à la tombée de la nuit, la compagnie saharienne du Génie nous dispense parcimonieusement du courant électrique - 110 volts, 50 périodes. Cette électricité est réservée en priorité aux bâtiments de l'administration et à quelques privilégiés, en raison de la puissance réduite du groupe électrogène "bricolé" au moyen d'un alternateur de récupération, entraîné par un moteur de camion Dodge. Le groupe démarre avec une certaine quantité d'essence (en fonction des stocks disponibles) et s'arrête tout seul quand il a consommé tout le carburant. C'est alors la course dans la maison pour retrouver les lampes à pétrole - lampes Aladin munies de manchon incandescent - qui éclairent fort bien, mais chauffent encore mieux... ce qui n'est pas le rêve en été quand il fait plus de 40° C.


Je vais vivre là, seul avec Ali, pendant 2 mois, en attendant que la saison plus clémente ramène les familles. Car nous vivons ici sous régime militaire. Les familles obtiennent facilement une autorisation de résidence provisoire, résiliée chaque année au 30 mai et renouvelée fin septembre seulement, en raison des conditions climatiques insupportables pour les enfants, et surtout en raison des difficultés d'approvisionnement pendant les mois d'été. A partir du 1er juin, il n'est plus possible d'entretenir les pistes (le travail à 200 km de la base y est quasiment impossible en raison de la chaleur) et les rares avions militaires (des J.U. 52, avions militaires récupérés sur les Allemands après 1945 et basés à Alger) qui ravitaillent le grand sud n'y volent pratiquement plus, en raison de la chaleur qui réduit considérablement leur capacité de fret, l'air surchauffé diminuant nettement la portance. Il en passe tout de même un par mois... à des dates parfaitement imprévues, pour cause de vent de sable.


(1) Sorte de pics calcaires surmontés de roche plus dure qui les coiffent (Gara au singulier).
(2) Terme géodésique et militaire, qui indique en principe la hauteur de ce point par rapport au niveau moyen de la vallée.
(3) Quand un dromadaire s'arrête et se couche sur le ventre, on dit qu'il barraque
.