J'apprends alors à me méfier des moustiques (toutes les
issues, portes et fenêtres, sont munies d'un sas grillagé à fermeture
automatique), des mouches et des scorpions : ne jamais marcher pieds nus !
J'apprends la manière de garder l'eau fraîche, dans un "dellou"
(récipient en peau de chèvre, suspendu à l'ombre, en plein courant d'air)
ou dans des bouteilles habillées de linges humides... J'apprends aussi à
dormir sur la terrasse de ma maison, sous une moustiquaire qui me
protègera surtout des mouches qui vous réveillent au lever du soleil, mais
pas du tout des fameux "Wech-wech" (phlebotomes) qui, certaines
nuits, vous empêchent parfaitement de dormir et qu'aucune moustiquaire ne
peut arrêter en raison de leur taille. Et ces nuits-là, il faut quitter la
terrasse, accepter la chaleur étouffante de la chambre : ces nuits-là sont
franchement affreuses, faute de sommeil!
J'apprends à garder, chaque nuit, près de moi, une couverture de laine,
car si les soirées sont chaudes, il suffit d'un orage pour que les
matinées soient plus que fraîches! Il est curieux d'entendre le tonnerre,
de voir des éclairs, d'attendre la pluie... et s'il pleut en altitude, les
gouttes d'eau sont évaporées avant d'atteindre le sol... mais l'air se
rafraîchit quand même. Il me souvient d'une nuit ou, couché sur ma
terrasse avec 43 degrés à 23 heures, j'ai été réveillé grelottant de froid
vers 2 heures du matin en raison d'un de ces fameux orages secs (il
faisait 12° C).
Je prends contact avec mes aides : deux soeurs blanches toutes de
dévouement, l'infirmier-chef El-Yazid : grand Noir sympathique et
compétent, quoique sans aucun diplôme ; l'infirmière Manaah, fort bien en
chair pour répondre aux canons de la beauté arabe.
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Enfin, la population européenne. En dehors du chef d'Annexe, de son
adjoint, du Tordjman et du capitaine commandant la compagnie saharienne du
Génie, il y a à El-Goléa : deux couples d'instituteurs, quatre couples de
STS (Service de Transmissions au Sol, dépendant de l'aviation civile...
ils contrôlent tout le trafic aérien entre Alger au nord et Aoulef au
sud), M. Mercier, propriétaire d'un petit hôtel, M et Mme Laronde, gérants
de l'hôtel de la S.A.T.T. (Société Algérienne de Transports Tropicaux), le
capitaine Athenour, officier saharien en retraite, le colonel Augieras (en
retraite), explorateur et grand chasseur qui a transformé son Bordj
(Buffalo Bordj) en une sorte de musée saharien. Ce dernier a fait partie
de plusieurs missions exploratoires et géographiques, faisant en cours de
route quelques découvertes concernant la préhistoire au Sahara.
Enfin, une petite communauté de soeurs blanches (5 en tout) dirigeant une
école de filles (métisses pour la plupart et quelques européennes)... et
près de la poste (les PTT), l'école des Pères Blancs réservée aux garçons.
Pendant 3 ans, il me va falloir vivre dans cette sorte de microcosme, en
pays inconnu... peut-être hostile... certainement méfiant, car le musulman
ne se lie pas facilement! Qu'importe le costume, qu'importe l'uniforme et
les galons qui l'ornent! Dans ce pays sévère, mais juste, à l'image de son
peuple que soude l'Islam en dépit de ses origines diverses
(1), il faut être un "Rajel" (un homme) ou
n'être rien; savoir s'imposer ou passer inaperçu : il n'y a pas de moyen
terme dans ce pays où les infinis se rejoignent.
Infini du ciel, d'un bleu invraisemblable, qui élargit le paysage au-delà
de l'horizon; infini du sable tout puissant qui envahit tout si l'on n'y
prend garde; infini de ce soleil capable de tout brûler; infini de ce vent
chaud qui dessèche tout sur son passage; et infini de l'homme qui y
survit, tout à tour immense et minuscule, grain de sable qui doit savoir
trouver un coin pour créer sa propre dune! Quelle sensation bizarre,
enivrante et angoissante à la fois, pour cet homme infiniment petit dans
cette immensité, mais aussi - peut-être - infiniment grand si sa volonté
est sans faille et son caractère bien trempé.
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Tout est possible au Sahara : la réussite extraordinaire comme la faillite
intégrale, l'accomplissement total de l'homme dans ce qu'il a de plus beau
et de plus pur... ou l'écroulement honteux qui, définitivement, vous fait
perdre la face.
Je suis au Sahara... pays où l'horizon est sans borne ; je suis aussi en
pays musulman, terre d'Islam, dans tout ce qu'elle a de primitif et
d'intransigeant : il ne faut en attendre aucune clémence, aucune aide,
aucun pardon... Vae Victis !
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(1) Noirs, anciens esclaves ;
Berbères, les premiers habitants ; Chaambas, les seigneurs du désert,
surtout nomades, mais gardant un pied-à-terre dans les palmeraies
puisqu'ils sont en fait les propriétaires légaux de toutes les terres
cultivées par leurs anciens esclaves affranchis, devenus leurs métayers et
appelés Khammes (de Khemsa, signifiant cinq) puisqu'ils gardent un
cinquième de la récolte en guise de salaire.
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