Mais les grands, les forts, les solides, les purs, ceux qui ont une âme de vainqueur, n'ont rien a craindre. Toutes les joies leur sont promises, comme elles attendent les "croyants au Jardin des Délices".


La fortune? La gloire? Les honneurs? Est-ce que tout cela compte au Sahara? Il s'agit ici de prendre la terre à bras le corps et de la dompter. Les joies promises sont celles de l'âme, celles du preux chevalier revenant d'un combat loyal, mais sans pitié, tout simplement fier d'avoir triomphé d'un dragon. Et là, au Sahara, ce dragon, je l'ai vu, je l'ai senti, il crache le feu et combien sont morts pour n'avoir pas cru à son souffle infernal : le soleil! Mais il crache aussi de l'eau, subitement, sans prévenir et d'autres ont péri noyés, ce qui paraît un comble dans ce désert... le plus grand du monde.


Pays sauvage, pays tout en contrastes, où le héros côtoie le vagabond, où le sable succède au rocher et la plaine au plateau, sans transition apparente, parfois brutalement. Pays féroce, où le médiocre n'a pas sa place, pays où il faut chaque jour affirmer sa présence pour avoir le droit de subsister. Pays sévère où 50 degrés à l'ombre succèdent sans transition au 10 degrés de la nuit, où le soleil lui-même ne connaît ni aube, ni crépuscule, se levant ou se couchant en quelques minutes.


Mais pays de joies simples, l'hospitalité n'y est pas un vain mot, où le plus pauvre trouve toujours quelque chose à donner en cas de besoin, où le plus fier n'hésite pas à s'incliner devant le plus fort, le plus instruit, où l'échelle des valeurs humaines se mesure non pas aux galons, aux décorations, aux titres ronflants, mais dans ce que l'être humain possède en lui-même : sa force, sa bonté, sa justice et son abnégation.


Voilà donc ce nid de sable où je vais devoir vivre pendant trois ans, seul, isolé, abandonné peut-être (le médecin le plus proche est à 300 Km... à Ghardaia)... et j'ai peur.


Quelles responsabilités sur des épaules de 30 ans, qui semblent encore plus minces avec leurs deux petits galons dorés sur fond de velours amarante! Il va falloir que je montre tout mon savoir-faire à tous ces gens qui sont largement mes aînés.


Les musulmans, bien sûr, mais également les européens qui ont déjà une certaine expérience du Sahara et ont tendance à me placer au rang de "Boujadi" (celui qui débarque).


Les jours passent lentement... du moins l'ai-je cru, car un jour un télégramme m'annonce l'arrivée de ma famille par le prochain avion militaire... Deux mois! J'ai déjà tenu deux mois, tout seul, sans avoir à rougir. Les gens m'accueillent gentiment et les malades se pressent chaque matin à la consultation.


Tout va bien alors, puisqu'au bout de deux mois, le Sahara ne m'a pas rejeté... et la confiance renaît en moi, ou plutôt j'en prends conscience car, au fond, je n'en avais jamais douté (constatation réconfortante à posteriori, mais dont je n'étais pas tellement certain la veille!).


Cette constatation me délivre d'une sorte d'envoûtement, de maléfice qui bridait toutes mes activités et mes ambitions. Et je prends tout à coup conscience que mon idéal d'enfant, cette image sublime du médecin qui me hantait, était enfin sur le point de se réaliser, et bien au-delà de mes folles espérances.


Pas de souci matériel majeur: j'avais une maison correcte, une solde fixe, une famille que j'allais retrouver, peu d'entraves administratives : Alger est à 1 200 Km et le confrère le plus proche à 300 km. J'étais donc seul, mais confiant cette fois, face à la maladie sous tous ses aspects... quel beau duel en perspective; David face à Goliath peut-être, quel beau programme.


Et au lieu de me sentir faible et tout petit devant cette multitude d'infinis accumulés comme à dessein sur mon chemin, je me sentis tout à coup immense, énorme, invincible. C'est là, je crois, le profond mystère du Sahara.


Quoi de plus extraordinaire, en effet, que de se trouver dans un milieu hostile : le soleil, le vent, le sable, les habitants (ce sont des orientaux), les Croyants (ce sont les musulmans), les incroyants (ces européens qui vous toisent du haut de leur expérience), l'isolement matériel et moral... et se sentir tout à coup à la fois si petit et aussi grand, si insignifiant et aussi indispensable, parfois attaqué, critiqué et parfois attendu comme le Sauveur.


Il y a bien sûr un peu d'orgueil dans cette sensation, mais il y a surtout, je crois, une sorte de satisfaction qui concerne plus les services rendus que l'homme qui les rend, une sorte d'accomplissement qui doit être un peu d'ordre sacerdotal, une sorte d'acte d'amour parfaitement gratuit! Alors, peut-on encore parler d'orgueil? Peut-être, mais il me paraît sublime.